«Présence de l'autre», «peur de l'autre», «respect de l'autre» : le climat de la philosophie contemporaine a favorisé le développement considérable du fameux principe d'altérité, décliné en des régions moins exigeantes de la pensée dans toutes les versions imaginables, l'essentiel tenant à cette syllabe sonore, «l'autre», dont les charmes incantatoires s'en viennent installer une manière de dévotion spéculative. Or, la métaphysique chrétienne détenait elle aussi un mot d'une ancienne et haute résonnance, le «prochain», bien qu'elle doive avouer à son sujet l'action corrosive d'une espèce de rouille sentimentale, sous laquelle a fini par s'éteindre son bel éclat conceptuel.

Thomas d'Aquin se révèle à l'examen comme le penseur le plus original de la réalité mystérieuse du prochain. Le Dieu transcendant des Chrétiens ne se contente pas de fonder l'altérité des créatures d'avec lui-même et entre elles, dans un processus de dégagement réciproque, d'exitus, où la théologie s'accorderait de fait aux postulats de certaine philosophie bien admise. Il fonde encore un processus de rapprochement, un reditus, où l'amour de charité n'est rien qui veuille absorber les substances intellectuelles en Dieu ou les unes dans les autres, puisqu'elles resteront en tiers par cette communion d'un genre inédit, proprement surnaturel.

Le prochain, compris chez Thomas comme une tierce personne, ne sera pas non plus un médiateur qui s'interpose entre Dieu, et la personne créée que Dieu veut atteindre au cœur immédiatement ; car un dieu qui délègue est un dieu qu'on relègue, chose incompatible avec la Révélation du Christ. Non, dans les jeux de sociabilité des créatures intelligentes et libres, la tierce personne n'est pas celle qui s'interpose, mais bien celle en qui Dieu à proximité se propose.