Nul mieux que Franz Kafka n'a su, avec autant de perspicacité, illustrer ce phénomène d'époque auquel chacun doit se mesurer : le devoir de répondre de ses connaissances, de ses actions et de ses désirs en s'adonnant à une justification perpétuelle de soi devant autrui. Les personnages qui parcourent Amerika ou Le Disparu et Le Procès, ont beau quêter sans relâche l'acquiescement des autres, ils ne parviennent jamais à rendre leurs paroles, leurs connaissances, leurs actes et leurs désirs conformes à ce que ceux-ci attendent d'eux.

Leur incapacité à se faire reconnaître socialement à travers cet accord tant désiré, les empêche d'être ces individus autonomes et responsables qu'ils désirent être, aussi vivent-ils cet hypertribunal social comme un enfer. Car leur renvoi devant la voix de leur conscience fait voler en éclats leur présomption d'innocence. Implacable, cette voix répercute leur condamnation sociale en la déclarant identique au verdict qu'ils portent sur eux-mêmes et qu'ils ne peuvent oublier qu'en cherchant à refouler sa vérité.

Cette œuvre, à la fois philosophique et romanesque, agit «comme une cognée sur la mer gelée qui est nous» en nous faisant affronter cet enfer commle un destin qu'on pouvait tout juste pressentir à l'époque où elle fut écrite, mais qui éclate aujourd'hui à la clarté du jour. Kafka ne nous laisse-t-il vraiment d'autre issue, face à ce destin, que de voir cet enfer comme tel ?