Existe-t-il encore beaucoup de pratiques intellectuelles qui ne soient pas affectées par la numérisation? On en doutera à la lecture de ce numéro. Le lecteur y constatera que le numérique leur impose sa raison, «un système de principes qui règle a priori la pensée». Cette «raison numérique» régit les manières de faire dans des domaines aussi divers que la formation, la production éditoriale, l'archivage audiovisuel, l'insertion professionnelle, la recherche documentaire ou encore la vulgarisation scientifique.

Mais cette raison va plus loin encore. Elle organise de nouveaux rapports de travail et marque aussi de son empreinte discours et pratiques. Les multiples approches scientifiques ici présentes, psychologie sociale, psychologie cognitive, sciences de l'information, sciences de la communication, sémiotique et sociologie notamment, convergent vers des constats communs.

La raison numérique tisse un nouveau lien en imprégnant l'altérité, le collectif et la réciprocité des pratiques mises en oeuvre. Elle leur impose de nouvelles temporalités, privilégie la science de l'expert et la rigueur de la procédure.

La raison numérique harcèle. Les insuffisances constatées de certaines activités traditionnelles numérisées, l'enseignement, par exemple, suggèrent cette prise de conscience: nous avons brûlé les étapes et une halte s'impose pour mieux les comprendre.

La raison numérique formate. Elle impose des compétences spécifiques à l'utilisateur. Elle émaille son discours de termes qui renvoient à des logiciels, à des procédures, à des fichiers qui font désormais partie du quotidien professionnel.

La raison numérique deviendrait-elle raisonnable? Les recherches et l'expérience aidant, le temps de la réflexion arrive. Si nous ne disposons pas aujourd'hui de théories suffisantes pour concevoir une écriture digitale, de nouvelles formes éditoriales et de nouveaux cheminements préfigurent peut-être ce que celle-ci sera demain.

Virginie Paul et Jacques Perriault